L’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses conséquences sur les approvisionnements amplifient la prise de conscience de la dépendance des armées modernes aux énergies fossiles, une dépendance de plus en plus perçue comme un talon d’Achille opérationnel. Efficacité énergétique des infrastructures, électrification des équipements militaires, conversion aux énergies renouvelable, déploiement de microgrids, associés aux capacités de stockage : les notions de « résilience énergétique » et de « transition énergétique » figurent désormais dans les feuilles de route technologiques des forces armées, aux Etats-Unis, mais aussi, plus timidement, en France.
« L’énergie et sa disponibilité sur les champs de bataille des guerres dites modernes sont déterminants aussi bien pour l’emploi des systèmes d’armes que pour le soutien des bases avancées. L’accès à l’énergie sur le champ de bataille reste un sujet majeur pour assurer la continuité des effets militaires. Il se cristallise aujourd’hui principalement autour de l’approvisionnement en carburant sur les zones d’engagement. L’enjeu est à la fois de ravitailler les véhicules terrestres, les moyens aériens ou navals, mais également de produire l’électricité nécessaire aux bases avancées ou aux systèmes d’armes électriques » explique Thierry Lestienne dans « L’électricité au combat, un enjeu stratégique ». Massivement dépendantes aux hydrocarbures, les forces armées se voient ainsi contraintes d’accélérer leur transition énergétique : pour des raisons budgétaires (coût de l’énergie), climatiques (les forces armées prennent aussi leur part dans la réduction des GES), politico-stratégiques (autonomie de décision) mais aussi opérationnelles. « Une transition énergétique d’autant plus complexe que les forces armées se voient simultanément confrontées aux besoins énergétiques croissants de leurs équipements en raison de nouvelles capacités technologiques, d’une multiplication de matériels électroniques énergivores (climatisation entre autres) nécessitant des puissances électriques supplémentaires » ajoute Pierre-Jean Rondeau .
La notion de « résilience énergétique » se fraye ainsi une place dans les feuilles de route technologiques des forces armées aux Etats-Unis, au Canada, en Suède, au Royaume Uni. Ce concept est défini par les forces armées américaines comme « la capacité à éviter, se préparer pour, minimiser, s’adapter à et se remettre de perturbations énergétiques prévues ou imprévues pour sécuriser la fiabilité et l’accessibilité de l’approvisionnement en énergie pour les missions, y compris les missions essentielles, ou pour rapidement rétablir les conditions nécessaires à leur tenue ». Au sein de l’OTAN, le NATO Energy Security Centre of Excellence vise à « favoriser l’emploi de nouvelles technologies et des carburants de nouvelle génération afin d’améliorer les performances opérationnelles et la résilience énergétique des forces ». En France, le ministère des armées a adopté, en 2020, une stratégie énergétique de défense.
États-Unis : les forces armées visent la résilience énergétique
Le Département de la Défense américain (Department of Defense, DoD) a officiellement reconnu le changement climatique comme menace à la sécurité nationale en 2010. Les expéditions en Irak et en Afghanistan avaient mis en relief la vulnérabilité des grands convois de carburant qui alimentaient les bases et les véhicules. En 2019, le DoD entreprend de recenser les effets du changement climatique sur les installations militaires et la conduite des opérations. Le rapport annuel 2021 du Département de la Défense sur la gestion de l’énergie et la résilience note que « le DoD est la plus grande entité consommatrice d’énergie aux États-Unis, à la fois au sein du gouvernement fédéral et par rapport à toute entité du secteur privé » : 76 % de la consommation énergétique fédérale. Pour réduire ces émissions massives, le DoD se donne l’objectif d’atteindre 25 % d’énergies renouvelables d’ici 2025. En 2022, chaque branche des forces armées a publié une stratégie climatique. De toutes les armes, c’est l’armée de terre qui est la plus en pointe. En 2017, l’US Army se fixait déjà l’objectif de 14 jours d’autonomie énergétique pour chacune de ses installations. L’armée de terre achète chaque année plus de 740 millions de dollars d’électricité sur le réseau électrique national. Elle a rendu publique, en octobre 2022, une stratégie climat, dont le coût est évalué à plus de 6,8 milliards de dollars sur cinq ans. « À l’avenir, l’armée de terre cherchera activement à produire et à stocker de l’électricité décarbonée dans ses installations. L’armée compte sur son parc immobilier pour continuer à fournir de l’espace pour de nouveaux projets d’énergie renouvelable qui réduisent les émissions de GES et augmentent la résilience énergétique. (..) Elle encouragera la transition du réseau électrique national en achetant de l’électricité provenant de sources décarbonées ».
Dans cette stratégie, l’US Army s’assigne l’objectif de réduire de 50 % ses émissions nettes de GES d’ici 2030, par rapport aux niveaux de 2005, celui du « zéro émission nette de GES » d’ici 2050. Cette stratégie se déploie autour de trois « lignes d’effort » : « améliorer la résilience et la durabilité des installation », « augmenter la capacité opérationnelle tout en renforçant la résilience climatique » et la formation (« préparer une force prête à opérer dans un monde modifié par le climat ». La première ligne d’effort cible les installations et leur résilience en adaptant les infrastructures. Pour y parvenir, l’US Army s’engage à installer un micro-réseau sur chaque installation d’ici 2035 et à garantir une électricité 100 % sans pollution carbone pour les installations de l’armée d’ici 2030. Les micro-réseaux utilisent l’énergie solaire ou d’autres sources d’énergie locales combinées au stockage d’énergie pour produire de l’électricité, un bâtiment ou un groupe de bâtiments, leur permettant de fonctionner en « mode îlot » en se déconnectant du réseau.
5,2 milliards de dollars sont affectés à la résilience des bases militaires avec pour objectifs de
- Fournir de l’électricité décarbonée pour répondre aux besoins des bases militaires d’ici à 2030.
Installer un microgrid sur chaque base militaire d’ici 2035
- Assurer la production sur place d’électricité décarbonée pour les missions essentielles de l’armée dans toutes les installations d’ici 2040 (En 2022, 950 projets d’énergie renouvelable fournissaient 480 mégawatts d’électricité à l’armée)
- Mettre en œuvre des systèmes de contrôle de la consommation des bâtiments d’ici 2028
- Réduire de 50 % les émissions de gaz à effet de serre de tous les bâtiments de l’armée de terre d’ici à 2032, par rapport au niveau de référence de 2005.
- Atteindre des émissions nettes de GES nulles pour les installations de l’armée de terre d’ici 2045.
L’armée de terre a reçu la certification « Leadership in Energy and Environmental Design (système de certification mis en place par l’US Green Building Council) pour la construction de bâtiments s’inscrivant dans un processus environnemental) sur 1 041 installations. L’Armée de terre prévoit de commander plus de 2 000 véhicules non tactiques zéro émission en 2024. « Des bornes de recharge électriques sont construites parallèlement à l’acquisition du parc de véhicules électriques, garantissant ainsi une utilisation immédiate de ces nouvelles technologies ».
Des microgrids dans toutes les bases militaires d’ici 2035
Le département de la défense américain travaille depuis une dizaine d’années au développement de réseaux intelligents, reconfigurables, interconnectés, capables de combiner plusieurs sources d’alimentation. L’US Army a rendu publique en 2022 un plan sur cinq ans qui prévoit d’installer des microgrids dans ses 130 bases d’ici à 2035. « Les micro-réseaux sont particulièrement importants pour l’armée en raison de leur capacité à s’isoler du réseau et à fournir une énergie indépendante. La caractéristique essentielle de tout micro-réseau de l’armée est sa capacité à alimenter les systèmes critiques d’une installation ou d’une base de secours en mode îlot » indique le plan. L’armée a identifié comme essentiels 20 micro-réseaux qu’elle prévoit de concevoir ou de construire d’ici à 2024. A l’horizon 2027, les microgrids devraient être capables de satisfaire 30 % de la demande d’énergie critique des bases militaires. Le Département de la défense s’assure de leur cybersécurité et encourage leur standardisation. Il est notamment à l’origine du Tactical Microgrid Standard, un prototype de microgrid mobile, sécurisé, intelligent, centré sur les véhicules, qui alimentera les futurs systèmes de commande, de contrôle, de communication et de renseignement.
Électrification des équipements
L’US Army prévoit de disposer d’une flotte de véhicules légers non tactiques (non directement impliqués dans les combats) entièrement électriques d’ici 2027 et de mettre en place un parc de véhicules non tactiques entièrement électriques d’ici 2035. S’agissant des unités de combat et logistiques, la ligne d’effort N°2 de la stratégie climat de l’US Army prévoit de « moderniser les plates-formes existantes de l’armée en y ajoutant des technologies d’électrification matures », de « mettre en service des véhicules tactiques à propulsion hybride d’ici 2035 et des véhicules tactiques entièrement électriques d’ici 2050 ». « Bien que les véhicules tactiques entièrement électriques ne soient pas près de voir le jour, l’armée travaille déjà sur des capacités de recharge pour les opérations de crise ». Pour l’instant, l’armée se concentre sur le développement de véhicules de combat hybrides, qu’elle considère comme « réalisables, utiles et capables de réduire l’empreinte carbone ». D’ici 2035, elle prévoit de déployer un véhicule tactique hybride et de gérer une flotte non tactique entièrement électrique. A cette fin, l’armée de terre se propose de « développer la capacité de charge pour répondre aux besoins des véhicules tactiques entièrement électriques d’ici 2050 ».
David Irwin, responsable du Bureau des initiatives énergétiques de l’armée, déclarait en mai dernier : « les objectifs militaires en matière d’énergie sont assez clairs : le numéro 1 est la résilience, le numéro 2 est l’objectif de lutte contre le changement climatique et le numéro 3 est le coût. Il y a beaucoup de tensions entre ces trois éléments ». « Parfois, on ne sait jamais quel est l’objectif principal des clients. Au moins avec l’armée, on sait que la résilience est la priorité » confie un consultant à MicrogridKnowledge.
France : Une stratégie énergétique de défense pour préparer l’après-pétrole
Un rapport parlementaire pointait, en juin 2021, la progression constante de la consommation énergétique des systèmes d’armes, du fait de la mobilité accrue, de la performance croissante des systèmes d’information et de communication, des capteurs ainsi que du recours grandissant à la climatisation en opérations extérieures. « Cette consommation n’est pas uniquement le fait des systèmes d’armes et des infrastructures mais est également le fait des soldats qui sont de plus en plus équipés de matériels énergivores. Le processus de robotisation ainsi que le recours accru aux drones sur les théâtres d’opération devraient également entrainer une hausse des besoins en énergie ».
Pour l’année 2019, le ministère des Armées a consommé 835 000 m3 de produits pétroliers pour un coût financier de 667 M€, et plus de 2,6 TWh ont été délivrés aux infrastructures de la défense pour un coût de 222M€. Dans le secteur du bâtiment, les émissions annuelles de GES s’élèvent à 455 000 tonnes d’équivalent CO2, soit 0,5 % des émissions nationales. La part consacrée à l’énergie de mobilité exigée pour les opérations est prépondérante avec près de 73 % des consommations du ministère contre 27% pour l’énergie nécessaire aux infrastructures. S’agissant de la mobilité, le principal carburant consommé est le carburéacteur à usage aéronautique. L’aéronautique représente ainsi la moitié de la consommation de carburants et la marine près d’un quart, contre un cinquième pour le terrestre. La part du ministère des Armées représente 0,8 % dans la consommation pétrolière nationale, dont 0,2 % des carburants terrestres, 5 % des gazoles de navigation et 7 % du carburéacteur.
Hors carburants, le mix des énergies consommées par les infrastructures du ministère se compose essentiellement d’électricité (44 %) et de gaz (41 %), les 15 % restants étant partagés entre le fioul (6 %) la chaleur issue des Réseaux de chaleurs urbains (RCU), 4 % et d’autres sources d’énergie telles que le charbon, le solaire thermique ou la biomasse. « La prépondérance de l’électricité pour les infrastructures devrait encore s’amplifier avec une informatisation toujours plus énergivore (serveurs d’hébergement de données), le développement de la simulation et de nouveaux usages tels que l’électromobilité ».
Considérer l’énergie comme une capacité à part entière
Après un premier plan d’action environnemental interarmées fin 2007, dans la foulée du Grenelle de l’environnement, puis deux cycles de stratégie ministérielle de performance énergétique, en 2012 et 2020, le ministère des Armées a rendu publique en 2020 une stratégie énergétique de défense qui couvre aussi bien les infrastructures que l’énergie opérationnelle (liée à la conduite des opérations). « Jusqu’à récemment, l’énergie était essentiellement prise en compte comme un facteur technique de performance opérationnelle (autonomie, robustesse, …), dans la définition de sa consommation par les équipements et systèmes militaires, en cohérence avec la politique de carburant unique en place au sein des États membres de l’OTAN. (…) Il est désormais indispensable de dépasser la seule approche technique qui a prévalu jusqu’ici pour développer une véritable approche capacitaire de l’énergie » expliquent ses auteurs.
Cette approche intégrée de l’énergie dans les activités organiques et opérationnelles se traduit notamment par l’adoption du concept d’énergie opérationnelle, qui désigne « l’énergie indispensable à la réalisation des contrats opérationnels (..) Le recours élargi aux nouvelles technologies de l’énergie et aux carburants de rupture tant pour la mobilité que pour le stationnement permettra une meilleure performance opérationnelle, ainsi qu’une résilience énergétique accrue ».
Les 34 recommandations du document se structurent en trois domaines : « consommer sûr », « consommer moins » et « consommer mieux ». Les programmes d’armement vont devoir inclure des « exigences (…) d’efficacité énergétique » et le cycle de vie des matériels et des systèmes sera évalué « à l’aune de son impact environnemental et de sa consommation énergétique »
Les axes d’effort des Armées touchent l’ensemble de leurs activités, qu’elles soient ou non opérationnelles, sur le territoire national ou en opérations extérieures. « Pour réduire ses consommations d’énergie, en priorité ses consommations d’énergies fossiles, et limiter ses émissions de gaz à effet de serre, le ministère des Armées s’engage à évoluer vers une mobilité propre, à améliorer l’efficacité énergétique de ses bases de défense et à disposer à terme d’un parc immobilier à usage tertiaire et résidentiel économe en énergie ».
Concernant les infrastructures de la défense, la stratégie prévoit la suppression des énergies les plus émissives (charbon, fioul) et le recours aux énergies renouvelables (photovoltaïque, biomasse, géothermie, gaz vert, raccordement à des réseaux de chauffage urbain, etc.). « Le parc immobilier existant ou à construire sera renouvelé, selon des standards de basse consommation en énergie et de faible émission carbone, incluant une approche par l’analyse systématique du cycle de vie ».
Consommer moins ?
Dans tous les milieux (terrestre, maritime, aérospatial), la consommation énergétique des systèmes d’armes est en progression constante. Pour réduire la consommation énergétique du ministère des Armées (consommer moins), la stratégie énergétique de défense mise principalement sur le recours aux simulations, l’évaluation des besoins énergétiques futurs afin de mieux les anticiper et le développement d’une « culture de la sobriété énergétique ». Il s’agit en particulier d’appliquer la norme ISO 50015 (Management de l’énergie) qui promeut l’utilisation de nouvelles technologies à haut rendement énergétique, la limitation du gaspillage, l’amélioration des processus pour réduire la facture énergétique, notamment en opérations extérieures. La commission de défense de l’assemblée nationale observe, a ce propos que « la réduction de la consommation demeure, à tort, le parent pauvre du triptyque consommer moins, sûr et mieux ». Le budget 2023 atteste à sa manière de cette tension. Selon Le Monde, l’augmentation des dépenses en 2022 par rapport à ce qui avait été initialement programmé a été de l’ordre de 35 % pour le gaz et de 60 % pour les carburants. Une hausse qui a nécessité une rallonge de 65 millions d’euros sur un total de 444 millions, tout en ne couvrant que très partiellement le dépassement.
Une nouvelle organisation
Le ministère de la défense a réformé ses structures pour minimiser l’empreinte énergétique des armées sans diminuer les performances opérationnelles, avec la création, en 2020, sur les bases historiques de l’ancien Service des essences des armées (SEA), du Service de l’énergie opérationnelle (SEO) chargé de l’approvisionnement, du stockage et de la distribution des carburants et produits nécessaires à la mobilité militaire. Alors que la Direction générale pour l’armement (DGA) se voyait confier l’édiction et le pilotage d’une doctrine énergétique (processus d’écoconception) dans le champ des programmes d’armement, le Service d’infrastructure de la défense (SID), pour sa part, poursuit son volet d’optimisation énergétique des infrastructures. Les contrats de performance énergétique couvraient déjà fin 2022 10% de la surface chauffée du Ministère (soit 2 millions de m² par rapport aux 20 millions de m²). Fin 2022, 67 sites étaient alimentés par des réseaux de chaleur (RCU), couvrant environ 14% de la surface chauffée du Ministère (soit 2,8 millions de m²). Par ailleurs, la suppression des installations fonctionnant au fioul, soit un parc de 1420 chaudières à date, se poursuit avec l’objectif d’un démantèlement à l’horizon 2031.
Sécuriser l’énergie opérationnelle
Ce volet de la stratégie énergétique de défense a trait aux risques pesant sur l’approvisionnement énergétique des armées en énergies fossiles (consommer sûr), mais aussi en électricité. « L’utilisation toujours accrue de l’électricité liée à l’emploi des nouvelles technologies engendre ainsi une forte électro-dépendance, posant la question de la continuité en approvisionnement de cette énergie au sein des infrastructures opérationnelles. Or, divers facteurs externes fragilisent ces réseaux : numérisation, interconnexions croissantes des réseaux de transport d’énergie à l’échelle continentale ou des territoires, entrisme d’acteurs extra-européens, nouveaux usages de l’électricité, libéralisation des marchés, puissances appelées et volatilité accrues. La vigilance s’impose donc pour la sûreté d’approvisionnement en énergie, et la fiabilité des capacités de secours des emprises ».
Si les opérations extérieures suivent une logique d’approvisionnement propre, en partie indépendante des réseaux et des sources d’électricité nationales, ce n’est pas le cas des implantations sur le territoire national qui sont pour la plupart, ou à de rares exceptions, approvisionnées via le réseau civil national. Sur le territoire national, la qualité et la fiabilité de délivrance des énergies en réseau sont assurées par les opérateurs de distribution et de transport d’électricité, de gaz et localement de chaleur par le biais de réseaux locaux de chaleur urbains. « Toutefois, un effondrement ponctuel du réseau électrique national ne peut être totalement écarté, qu’il résulte d’une cyber attaque générale, d’une grève, d’un épisode climatique majeur, d’un déséquilibre important sur le maillage européen ou dans l’hypothèse d’une rupture majeure résultant d’une attaque sur le territoire. La capacité à disposer d’énergie en l’absence de fourniture nationale impose la disponibilité de capacités de production et de distribution autonomes et leur maintien en condition pour les fonctions opérationnelles. Si le risque de rupture des approvisionnements énergétiques issus des réseaux publics reste faible, les capacités partielles d’effacement et de secours interne pour les fonctions vitales du ministère doivent être maintenues et rénovées ». La stratégie prévoit ici de « s’assurer que les sites les plus stratégiques disposent bien de solutions de production de secours et, en conséquence, d’établir un schéma directeur de remise à niveau des infrastructures critiques ».
Autoconsommation et nouveaux modèles de résilience (Projet ENSSURE)
« Le développement de capacités d’autoproduction, d’autonomie énergétique partielle, et d’autoconsommation s’appuiera sur des équipements de production, de stockage et de gestion d’énergie interconnectés ». Dans le cadre des travaux lancés par l’Agence européenne de défense (AED), le projet ENSSURE (ENergy Self SUfficient REsilient military base), porté par le Service d’infrastructure de la défense (SID) vise à mettre en place un démonstrateur pour un site militaire « résilient, autosuffisant et décarboné ». Au-delà de la seule performance énergétique, le projet ENSSURE combine la production de différentes sources d’énergies renouvelables et l’utilisation de solutions multiples de stockage d’énergie au sein d’un micro-réseau intelligent. « L’ambition est d’assurer les capacités de fonctionnement permanentes des installations critiques du site et des installations communes en cas de rupture d’approvisionnement du réseau électrique public, en recourant à des systèmes de communication intelligents ».
Opérations extérieures : vers des bases plus autonomes (projet EcoCamp)
La gestion optimisée et le stockage sont les deux grands axes de développement envisagés par le ministère des armées pour les besoins énergétiques liés aux opérations extérieures. « Ces pistes s’appuient sur des technologies civiles, comme les batteries lithium-ion, les piles à combustible ou les systèmes de gestion de réseau. (…) Les modes alternatifs de production d’énergie en opération réduisent l’empreinte carbone des forces et en augmentent la résilience ».
Le projet phare du ministère des armées ici est celui de l’Eco-camp. La principale composante de l’Ecocamp concerne la production d’électricité (générateurs diesel, panneaux photovoltaïques, ouverture possible vers l’hydrogène, stockage par batterie). À plus long terme, l’éco camp devra pouvoir répondre à de nouveaux besoins liés à l’électrification croissante des matériels. Des composantes de l’Ecocamp ont fait l’objet d’une première démonstration en 2018. « Si l’ensemble du concept n’a pu être validé, plusieurs éléments sont apparus probants. D’autres éléments de l’éco camp vont être expérimentés dans les prochains semestres pour conduire à une solution éprouvée en 2025 ». Le volet numérique de ce projet, qui permettrait d’avoir la modélisation d’un « camp numérique » en temps réel pour les usages en énergie et en eau, pourrait être fonctionnel en 2028.
Vers des équipements et systèmes d’armes bas carbone
Chaque domaine (air, terre, mer) teste des prototypes. Côté véhicules terrestres, le ministère des Armées mise plutôt sur l’hybridation des moteurs, comme pour les Griffon, pour lesquels un démonstrateur est en cours de développement à horizon 2025 pour une mise en service à partir de 2028 ou 2030. Des projets d’hybridation sont également retenus pour le véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI) et les camions dans le cadre d’un programme spécifique.
Le ministère des Armées explore aussi le raccordement de véhicules blindés d’aide à l’engagement (VBAE) « afin de générer un réseau collaboratif électrique permettant de recharger et d’alimenter les véhicules ». L’hybridation (pile à hydrogène ou batterie électrique) pour les blindés lourds (50 t), médians comme légers (6 à 8 t) ou encore pour les véhicules logistiques continue d’être testée, « mais démontre rapidement ses limites au contraire d’une « simple » conversion de ces équipements aux biocarburants » observe toutefois l’ingénieur en chef Pierre-Jean Rondeau.
Les armées explorent d’autres sources d’énergie comme l’hydrogène. Cette technologie, toutefois, selon la stratégie énergétique de défense, « n’est pas exempte d’inconvénients et son application aux usages militaires ne peut être généralisée à court terme. Par ailleurs, la production d’hydrogène est elle-même particulièrement énergivore. (…) L’adaptation aux contraintes militaires, ainsi que l’aspect logistique (production, stockage, transport et distribution) devront également être étudiés ». « Le recours à l’énergie électrique présente également un intérêt mais, à ce stade, le marché est trop coûteux et pas suffisamment opérant », conclut la Commission de défense. « Cette source d’énergie est une technologie de rupture potentielle qui ne sera pleinement opérante qu’après avoir résolu les problématiques liées à la masse des batteries ».
Accélérer l’approche de cybersécurité dans les projets énergétiques des armées
« Le secteur de l’énergie, tant pour ses infrastructures que pour sa logistique et ses télécommunications, constitue aujourd’hui une cible de choix pour les attaques cyber, à des fins de sabotage et/ou de renseignement, visant aussi bien le domaine militaire que le domaine civil ». La gestion optimisée de l’énergie des infrastructures les expose aux cybermenaces du fait de leur numérisation, réalisée en particulier par la généralisation des capacités de mesures, de supervision et de pilotage à distance des équipements. « Les systèmes de suivi et de pilotage des flux d’énergie nécessitent des architectures techniques et cyber renforcées, un maintien en condition de sécurité et des capacités de fonctionnement en mode dégradé ». La chaîne de cyberdéfense participe régulièrement à des exercices sur cette thématique, avec des partenaires ou encore via le centre d’excellence OTAN de cyberdéfense de Tallinn.
Une fuite en avant technologique ?
Des voix se font toutefois entendre dans les milieux militaires pour interroger la compatibilité entre transition énergétique et la préparation à d’éventuelles guerres de haute intensité. Pour sa part, dans une note publiée par la Fondation pour la recherche stratégique, le Chef d’escadron Aurélien Trébouvil s’interroge sur la « fuite en avant technologique » qui sous-tend la stratégie énergétique de défense en France ou les travaux de l’Energy Security Centre of Excellence de l’OTAN : il pointe un « empilement de technologies », des écueils comme la prise en compte insuffisante des ordres de grandeur et des effets de seuil » ou encore le risque « de déplacer le problème en remplaçant une dépendance au pétrole par une dépendance à des technologies et à des minerais stratégiques ou encore aux brevets étrangers ».
L’exemple caricatural, selon lui, est celui de la motorisation hybride des véhicules militaires. « La question peut en effet se poser de l’utilité d’hybrider un véhicule pour économiser hypothétiquement 10 % de carburant lorsque celui-ci consomme nativement en moyenne 30 % de plus que la génération précédente. Les technologies de motorisation hybride empilent deux systèmes (..) et donc augmentent mécaniquement les risques de défaillances et les difficultés logistiques pour, au final, une réduction de la consommation et de l’empreinte carbone quasi inexistante ». Jugeant périlleux de tout miser sur « les high tech même si elles sont green ou smart », Aurélien Trébouvil plaide pour un « recentrage sur les besoins essentiels et réels et non sur tous les besoins hypothétiques », et notamment pour un recours aux low tech. « Des innovations low tech faciles à mettre en œuvre et exploitables dès à présent existent. Il s’agit par exemple de l’emploi du vélo électrique ou à assistance électrique (VAE) avec ou sans remorque. Pour certaines missions de combat, d’appui ou de soutien (« cyclologistique »), à la place ou en complément de l’utilisation de véhicules 4×4, ces machines permettraient agilité et résilience ». « Les low tech », rappelle-t-il, « ne sont pas des technologies low cost (les produits low tech peuvent être plus coûteux que des produits high tech), ni des équipements sans technologies ». Pour autant, les low tech ne pourront pas couvrir l’ensemble des besoins actuels des Armées. « Il s’agit donc surtout d’ouvrir un champ de solutions alternatives et complémentaires offrant diversité et donc résilience accrue ».