Le développement de l’hydrogène bas carbone prend une place croissante dans les débats sur la transition énergétique. Alors qu’actuellement, 96% de sa production mondiale est réalisée à partir d’énergies fossiles, l’hydrogène peut-il jouer un rôle pour décarboner l’économie ? Les mix électriques européens accordent en outre une place croissante aux énergies renouvelables intermittentes, et l’hydrogène est étudié comme levier potentiel de flexibilité pour assurer la sécurité de l’approvisionnement en électricité. Think Smartgrids a organisé le 13 novembre une webconférence pour faire le point sur cette nouvelle technologie et ses potentialités, à travers différents cas d’usage, ainsi que sur les enjeux du développement de l’hydrogène bas carbone pour les réseaux et la transition énergétique.
Guillaume DUSSAUX, Business developer projets hydrogène chez ABB, et Etienne BRIERE, Directeur de Programme de R&D sur les EnR, l’Hydrogène, le stockage et l’Environnement chez EDF R&D, ont rappelé les principaux objectifs chiffrés concernant la baisse des émissions et la production d’hydrogène décarboné. Ainsi, la Stratégie Nationale Bas Carbone fixe l’objectif d’une réduction de 40% des gaz à effet de serre (GES) d’ici 2030 par rapport à 1990, or les 920 000 tonnes d’hydrogène « gris » utilisés chaque année par la France représentent environ 3% des émissions de CO2 du pays. Les enjeux sont importants pour décarboner des activités comme le raffinage du pétrole, la production d’engrais ou encore la chimie, mais aussi pour la mobilité lourde, et notamment les navires.
Si l’on suit les objectifs fixés par la Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE), à l’horizon 2035, 630 000 tonnes d’hydrogène décarbonné devraient ainsi être produites annuellement, ce qui nécessiterait d’y consacrer un peu moins de 5% de l’électricité nucléaire et renouvelable produite sur le territoire français. Dix démonstrateurs Power-to-Gas doivent ainsi voir le jour d’ici 2023 avant un déploiement à large échelle. Il faudrait en outre installer 6,5 GW d’électrolyseur à horizon 2030 pour décarboner l’industrie. A cela s’ajoutent les projets de développement de l’hydrogène pour les transports (routiers, ferrés, fluviaux), dont les objectifs ont été fixés par le Plan Hydrogène adopté en 2018 par le gouvernement français. En 10 ans, il est ainsi prévu de déployer au minimum 20 000 véhicules utilitaires légers, 800 véhicules lourds (bus, camions, TER, bateaux) et 400 stations d’hydrogène.
ABB a ainsi déjà travaillé sur différents cas d’usage, notamment pour décarboner l’industrie et les navires. Le projet Hybrit en Suède vise par exemple à produire de l’acier sans émissions de CO2, en remplaçant le charbon par de l’hydrogène et en électrifiant les procédés, tandis que FLAGSHIPS vérifie la viabilité économique du transport maritime basé sur une production d’hydrogène électrolytique à quai et des piles à combustible. Le projet Delfzijl, aux Pays-Bas, a quant à lui permis de lancer un électrolyseur de 20 MW produisant 3000 t d’hydrogène par an pour produire du méthanol vert, pour partie destiné aux avions. L’objectif est d’économiser 27 000 t de CO2 par an, avec une montée en puissance à 60 MW à terme.
Pour les réseaux, l’hydrogène est également étudié pour sa contribution possible à l’équilibre offre/demande et à la flexibilité, face à la forte augmentation de la part des énergies renouvelables intermittentes dans le mix électrique et à l’essor de nouveaux usages comme le véhicule électrique. Selon Guillaume Dussaux, il s’agit alors non seulement d’électrifier, mais aussi d’automatiser et de digitaliser la production d’hydrogène par électrolyse pour la rendre pilotable et l’intégrer au système électrique global, avec en ligne de mire la question importante du coût de cette énergie.
Comme le rappelle Etienne Brière, outre la question du coût, se pose aussi la question du rendement énergétique de la production de cet hydrogène « vert », ainsi que celle du transport et du stockage du gaz « le plus léger de tout l’Univers ». EDF R&D a ainsi axé ses priorités sur la décarbonation de l’industrie et la mobilité lourde, le rendement global de la chaîne « power to H2 to power » n’étant que de 30 à 35%, avec un coût de l’électricité produite au moins 10 à 20 fois plus élevé que l’électricité du réseau français, et le stockage présentant de fortes contraintes techniques.
EDF travaille depuis les années 70 sur le développement d’électrolyseurs. Il y a 2 ans, l’électricien a lancé sa filiale Hynamics pour investir, développer et exploiter des systèmes électrolytiques afin de commercialiser de l’hydrogène décarboné. Etienne Brière précise en effet que l’enjeu principal, alors que la filière se développe rapidement, est maintenant de passer de projets de quelques mégawatts (MW) à des échelles de plusieurs dizaines, voire centaines de MW de capacité de production, avec la recherche de business models performants. En Allemagne, Hynamics travaille ainsi sur un projet d’électrolyseur de 30 MW pour décarboner le raffinage du pétrole, qui ambitionne de passer à 700 MW d’ici 2030, en espérant réaliser par ce biais d’importantes économies d’échelle.
En effet, Etienne Brière rappelle que produire et commercialiser de l’hydrogène requiert bien plus que des électrolyseurs. Beaucoup d’électronique de puissance est nécessaire pour l’alimentation, mais aussi des systèmes de purification de l’hydrogène et des compresseurs. Les coûts fixes sont donc importants, et l’hydrogène bas carbone ne trouvera pas son modèle économique avant de développer des capacités de production plus importantes. EDF n’envisage ainsi pas pour l’instant de développer l’électrolyse comme moyen de stocker les surplus d’énergie renouvelable, alors que le coût de l’hydrogène est aujourd’hui bien supérieur à celui du méthane.
Le groupe EDF travaille en revanche sur différents projets pour décarboner l’industrie sidérurgique, développer l’hydrogène pour les autobus et camions, ou encore pour les microgrids. Son centre international de R&D EIFER, basé en Allemagne, ainsi que l’EDF Lab Les Renardières, en Seine-et-Marne, mènent en outre de nombreuses expérimentations sur l’hydrogène bas carbone.
Mais l’hydrogène ouvre aussi de nouvelles perspectives pour la transition énergétique de certains territoires. Ainsi, Jonathan Morice, Directeur du Climat, de l’Environnement, de l’Eau et de la Biodiversité Conseil régional de Bretagne, a rappelé que le territoire breton, péninsulaire et dépourvu de centrale nucléaire, avait adopté il y a 10 ans un « Pacte électrique » pour renforcer le réseau, réduire les consommations d’énergie, et intégrer massivement les EnR au réseau, en tirant partie de la maritimité du territoire, et donc de son haut potentiel pour le développement des énergies marines.
Autant de raisons qui ont poussé la région à adopter en juillet dernier une feuille de route ambitieuse pour le développement de l’hydrogène, après consultation de quelques 200 acteurs locaux et avec l’éclairage de Bretagne Développement Innovation, acteur incontournable de la transition énergétique bretonne.
La Bretagne a axé ses priorités sur le transport terrestre, et notamment les transports lourds dont la conversion à l’électrique est difficilement envisageable en raison de l’autonomie et de la puissance élevées qu’ils nécessitent. Les ports pourraient aussi avoir un impact important sur le développement du marché de l’hydrogène, car les volumes commandés pour faire fonctionner des navires de grande taille à l’hydrogène seraient importants.
L’éolien offshore est vu comme un des leviers majeurs pour produire cet hydrogène électrolytique, mais la Bretagne envisage aussi une production à partir du biogaz, en s’appuyant notamment sur sa filière agricole.
La Feuille de route hydrogène 2030 vise ainsi à développer 3 axes :
- Le développement, en parallèle, des usages et des infrastructures, via des appels à projets pour des partenariats public-privé
- Un soutien fort à la R&D
- Donner de la visibilité aux acteurs, avec un grand plan structurant d’investissements collectifs
Parmi les 8 premiers projets déjà déployés en Bretagne, Jonathan Morice cite notamment l’exemple de l’île de Molène, une Zone Non Interconnecté (ZNI) où l’intégralité de l’électricité est aujourd’hui produite par une centrale thermique, alors que la PPE vise 70% d’EnR dans le mix électrique d’ici 2028 pour ces zones isolées du réseau continental. Outre les mesures d’efficacité énergétique et le déploiement d’EnR, des dispositifs de stockage et de pilotage seront essentiels pour atteindre cet objectif. En plus des batteries Lithium-ion, l’hydrogène sera utilisé pour pallier la contrainte du stockage intersaisonnier. Plusieurs projets de bateaux à l’hydrogène sont également en route.
La région a lancé le mois dernier l’appel à projets (AAP) « Boucles territoriales hydrogène renouvelable » qui doit se clôturer le 20 novembre. D’autres suivront, en 2021 et 2022.
Malgré des freins importants en termes de coûts de production, de logistique et de stockage, l’hydrogène bas carbone offre donc des pistes très intéressantes pour décarboner notamment l’industrie et la mobilité lourde. Des efforts importants sont déployés par la filière française, tant au niveau de la R&D que pour trouver des business models viables. Ces derniers nécessiteront avant tout un passage à l’échelle pour rentabiliser des coûts d’investissement élevés et une optimisation des coûts opérationnels, qui passera notamment par la digitalisation des opérations. Le marché de l’hydrogène semble cependant en bonne voie pour créer des filières industrielles en Europe, étant parvenu à se tailler une place de choix dans les plans de relance français, allemand et européen. L’avenir nous dira si les résultats sont à la hauteur des ambitions.